BACK


Fred Sapey-Triomphe, vous vous définissez comme un « artiste visuel ».
Oui, quelqu’un qui fait des images quel que soit le médium qu’il utilise. L’histoire de l’image, c’est la volonté de créer un espace visuel dans lequel se produit un événement, une narration, une composition d’une problématique obsédante. Dans l’art contemporain, cette notion a été reléguée au second plan au profit de nouveaux concepts comme celui d’installation. Je prends un peu le contrepied de cette tendance.

Quelle est votre formation ?
J’ai fait l’école Boulle, puis les Beaux-Arts de Paris. J’ai ensuite passé un an à l’université des Beaux-Arts de Berlin, en 1988, à l’époque où le mur n’était pas encore tombé. Suite à cela, j’ai obtenu une bourse du gouvernement japonais et je suis parti pour trois années d’études à l’université des Beaux-Arts de Kyoto. J’ai ensuite décidé d’y rester deux années supplémentaires pour continuer à travailler là-bas.

Vous avez commencé comme peintre. Vous vous êtes ensuite intéressé à la photo puis à la vidéo.
Très vite oui, parce que je n’ai jamais réussi à peindre dans un format rectangulaire imposé. C’était assez démoralisant. J’ai fini par comprendre qu’il manquait des dimensions plastiques dans la forme « tableau », et que celle-ci ne convenait pas à ma recherche personnelle. C’est pour cela que je me suis tourné vers la photographie. S’est posée alors immédiatement la question de la lumière – sa position et sa qualité. Cela m’a amené progressivement à privilégier la composition de l’espace, de la lumière et du moment et la capture d’image est passée au second plan, jusqu’à ce que j’en arrive à ne plus travailler que des environnements lumineux.

Quelles sont vos influences majeures ?
À Boulle, j’ai découvert très jeune Van Gogh, qui m’a révélé un pan entier de la création picturale. Par la suite, j’ai été très marqué par le Quattrocento et le Cinquecento qui restent des influences majeures. Mantegna, Masaccio, Fra Angelico, Dürer continuent à me nourrir aujourd’hui.

Ces influences se retrouvent-elles dans votre travail ?
Elles sont très présentes, notamment à travers la notion de « prédelle », ces petits tableaux latéraux qui servaient à expliquer le tableau principal – et souvent plus libres de facture et extrêmement inventifs. Dans les prédelles, il y a toujours des petits personnages, parfois maladroits, qui se déplacent dans des décors fixes. Je prolonge cette problématique du fond et de la figure, récurrente dans l’histoire de l’art, avec par exemple Le Yéti et le mur lumineux bleu. Il s’agit d’une forme narrative qui se détache au premier plan et qui appartient à un contexte spatial qui la met en valeur.

Pouvez-vous justement nous parler du personnage du Yéti ?
Avant de parler du Yéti, il faut évoquer Roboto, mon premier personnage conceptuel, qui part d’un fait divers authentique : la Nasa a en effet envoyé sur Mars des petits robots autonomes afin de déterminer s’il y avait de la vie sur cette planète. Une fois ces engins abandonnés, j’ai imaginé que l’un d’entre eux, Roboto, continuait à avancer, découvrait des vallées et la face cachée de la planète Mars, avec des extra-terrestres dont Le Yéti.

Le Yéti est donc un extra-terrestre de la planète Mars ?
Oui. Il est conçu comme une sorte d’extra-terrestre transgénique qui a développé un nouveau code génétique et est devenu fluorescent et orange. Une couleur irradiante. À force de voir des robots débarquer sur son sol, il veut venir sur Terre pour comprendre ce qui nous anime et pourquoi nous sommes si furieux. Pour cela, il s’immerge dans des situations humaines : il va devenir professeur, jardinier, se présenter aux élections présidentielles, etc. À chaque vernissage que je réalise, il y a un petit sketch du Yéti. Cette histoire narrative me permet de créer des situations visuelles.

Précisément, que pouvez-vous nous dire de ce dispositif visuel ?
Le Yéti est une créature orange fluo qui vit dans une grotte bleue. Il s’agit d’une sculpture de 3,5 m de haut sur 2,7 m de large en fourrure synthétique dont l’armature abrite des Led qui produisent une lumière électronique très malléable. C’est une grosse bête, mais sa présence n’est pas du tout menaçante. En japonais, on dirait qu’il est « kawaii », on a envie de le caresser. Son « fond » est un immense mur bleu, lui aussi éclairé par des Led bleues, une lumière presque fluorescente qui n’est pas agressive à l’oeil. Le spectateur est donc face à un système de contraste chromatique, une opposition complémentaire entre orange et bleu. Par ailleurs, la statue fixe se dédouble en personnage vivant qui présente des scénettes.

L’humour est une dimension fondamentale de votre travail. Est-ce qu’il ne met pas en danger la crédibilité de l’artiste ?
On peut aussi renverser la question : le fait de se prendre au sérieux n’est-il pas un risque pour l’artiste de ne plus être écouté ? Quand l’art se prend trop au sérieux, on arrive à des notions ascétiques et élitistes qui s’adressent à un petit cénacle de gens qui tournent en rond. L’humour met tout le monde à l’aise en créant une familiarité, une sympathie avec les personnages et engendre une empathie avec l’oeuvre. Ensuite, l’oeuvre se doit d’être chargée d’autres paramètres que l’humour. Il ne faut pas en rester à la blague burlesque.

Les e-Rosaces sont également un exemple de cette recherche visuelle…
E-Rosace est un travail initialement réalisé pour la Nuit Blanche 2009, destiné à être exposé dans l’église Saint-Nicolas-des-Champs à Paris. Ces rosaces électroniques répondaient aux rosaces des vitraux de l’église. Trois réglettes de Led rouges, vertes et bleues, étaient disposées sur la surface de disques en mouvement. En fonction de leur vitesse de rotation, l’oeil ne percevait plus des lignes, mais une surface lumineuse complète. Je vais présenter la nouvelle version des e-Rosaces à la maison des Arts de Bagneux en octobre et décembre 2011.

Vous réinvestissez également le thème classique des « vanités » à travers une série de crânes…
La vanité est l’allégorie de tous les biens périssables pour exprimer la fragilité de la vie. Ce qui m’intéresse avec cette série, que j’ai appelée « Fulgur », c’est de contourner la difficulté de la représentation de la figure humaine par la forme d’un crâne constellé de Led de plusieurs couleurs et recouvert d’une fourrure fluorescente, ce qui crée ainsi un jeu chromatique surprenant.

Ces images que vous créez sont toujours très esthétiques, voire poétiques, ce qui est assez rare dans l’art contemporain.
Cela vient de mon passage au Japon. Tout y est esthétique. Il y perdure une dimension qui n’existe plus dans l’art contemporain : celle du savoir-faire et du bel objet. Les notions de poésie, d’harmonie et de douceur sont très présentes dans mon travail mais sans mièvrerie. Cette douceur est toujours paradoxale : émanant d’un contraste optimal entre deux couleurs électriques les plus éloignées du spectre, elle produit pourtant une sorte de plénitude.

Mathias Leboeuf